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مُساهمة  احمد حرشاني 29th أغسطس 2010, 13:04

Tout le monde peut-il philosopher ?
Jean-François Chazerans et Jean-Pierre Seulin
in Pratiques Philosophique



D’emblée, la question est bien étrange. Demande-t-on en effet si tout le monde peut faire de la science, ou de l’art ? Demande-t-on si tout le monde peut être président de la République, député ou maire? Demande-t-on si tout le monde peut fabriquer des chaussures, si tout le monde peut marcher ou parler? Dans le pire des cas, la sélection, qu'elle soit scolaire ou non, les élections, répondent à de telles questions
Cependant, quand il s'agit de philosophie, les choses ne vont pas de soi. Si effectivement la philosophie est, comme l’écrivait Antonio Gramsci pour critiquer une telle conception, « quelque chose de très difficile, étant donné qu'elle est l'activité intellectuelle propre d'une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels et faiseurs de systèmes »[1], alors il est clair que tout le monde ne peut pas philosopher. A l'inverse, si on considère que philosopher, c’est penser par soi même, c’est-à-dire comme le soutenait Gramsci, «élaborer sa propre conception du monde de façon consciente et critique, et ainsi, en connexion avec ce travail que l'on doit à son propre cerveau, de choisir sa propre sphère d'activité, de participer activement à la production de l'histoire du monde, d'être le guide de soi-même au lieu d'accepter passivement et lâchement que le sceau soit mis de l'extérieur à notre propre personnalité »[2], alors personne ne peut faire l’impasse sur cette activité personnelle fondamentale et nécessaire.
En effet, à part quelques élitistes maladifs ou extrémistes, – mais sont-ils vraiment philosophes ? –aucun philosophe digne de ce nom, ne peut soutenir sérieusement que philosopher n’est réservé qu’à une petite minorité de personnes. Au contraire, d’Epicure aux enseignants d’aujourd’hui, en passant par Descartes, la philosophie est l’activité reine de l’esprit et de l’individu[3]. Ce que les grands philosophes ont critiqué, ce n’est pas que tout le monde puisse philosopher mais que tout le monde puisse le faire « spontanément », sans travailler ni même apprendre[4]. Certes, si tout le monde peut philosopher, tout discours et toute activité de la pensée n’est pas de la philosophie. Il y a par exemple des discours d’opinion. Mais, à l’usage, le danger n’est pas si grand pour la philosophie qui, de toute façon, sait très bien reconnaître l'opinion et la comprendre.
Le danger est à rechercher ailleurs. Et il n'est pas dans le fait que « tout le monde » puisse revendiquer de faire de la philosophie, mais justement dans la confiscation de cette parole libre qu’est la philosophie par des personnes « autorisées ». Raymond Aron soutenait que si on définissait la liberté comme « possibilité », elle était seulement une liberté formelle, abstraite, et n’était en aucun cas une liberté réelle[5]. Ne nous faut-il donc pas élucider ce mystère: tout le monde en droit peut faire de la philosophie mais presque personne en fait n’en fait réellement ?
Qu'est-ce que l'histoire de la philosophie, si ce n'est au fond que l'histoire de cette "possibilité" impossible? Sous le prétexte que tout n’est pas de la philosophie, que tout le monde ne travaille pas assez pour philosopher, qu'on ne se mette à étudier les auteurs pendant de longues années, un certain nombre de « philosophes » se sont accaparés la philosophie et en ont fait POUR les autres, et, ce qui devaient les arranger fort bien, ont rendu impossible que tout le monde en fasse. L’histoire de la philosophie n’est-elle donc pas fondamentalement l’histoire de cette dépossession? Ceci est évident dans la façon que l’on a aujourd’hui d’enseigner la philosophie par des cours magistraux sous forme de « grandes leçons ». On ne peut pas nier que le professeur philosophe, qu’en est-il des élèves? Est-ce vraiment philosopher que d’écouter un cours, même si la leçon est géniale?
Il n’est pas anodin que ce soient Kant ou Hegel qui critiquent la philosophie « populaire » de Diderot et des philosophes des lumières. Une reprise en main de l’opinion publique? La main du maître? Une normalisation?
C’est que philosopher est une activité subversive. Penser par soi-même, c’est arrêter de laisser les autres penser pour nous, c’est aussi s'abstenir de penser pour les autres. Une telle forme de pensée suppose qu’elle ne s’isole pas dans un savoir réservé, dont est évidemment si friand le penseur "autorisé" qui y voit là l'auto-justification de sa propre pensée façonnée par l'étude des textes. Elle s’impose de s’ouvrir à l’universel, et d’être accessible par tous. Elle n'a pas à prendre pour acquis quoi que ce soit, l’ordre du monde, et encore moins sa propre autorité qui n'est que le pâle reflet de cette "auto-autorisation". C'est donc se défier nécessairement de tous les pouvoirs, et les prendre pour ce qu'il ne sont en réalité: des baudruches se dégonflant au moindre coup de butoir de la pensée philosophique. Penser par soi-même, c'est donc bien se réapproprier ce dont les spécialistes nous ont dépossédé: notre propre pensée et notre propre agir en tant qu'être responsable de notre propre destinée et de notre propre histoire.
Penser par soi-même est en définitive à l'opposé du penser pour soi-même, puisque c'est refuser de "s'autoriser" à prendre ses distances avec les autres. Ce n'est pas sans risques: « Quiconque veut penser aujourd’hui humainement pensera dangereusement: car toute pensée humaine met en cause l’ordre entier qui pèse sur nos vies »[6].
Platon dans sa lettre VII préconisait que les philosophes devait devenir rois, et toute sa vie il a essayé de faire que les rois deviennent philosophes. Mais dans les deux cas nous sommes dans un système inégalitaire : qu’en est-il de ceux qui ne sont ni roi ni philosophe ? Ne serait-il pas plus judicieux que chacun devienne et philosophe et roi? N'est-ce pas le seul moyen de faire en sorte que les maîtres soient soulagés enfin de la lourde charge qu'est le pouvoir ?




NOTES :
[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome III (1935), traduction de Paolo Fulchignoni, Gérard Granel et Nino Negri,. Gallimard, 1978, p. 175
[2] Antonio Gramsci, ibid., p. 176.
[3] « Quand on est jeune il ne faut pas hésiter à s'adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d'en poursuivre l'étude. Car personne ne peut soutenir qu'il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l'âme. » (Epicure, Lettre à Ménécée, trad. M. Solovine, éd. Hermann, 2281 après Epicure, p. 73)
« pour chaque homme en particulier, il n'est pas seulement utile de vivre avec ceux qui s'appliquent à cette étude, mais qu'il est incomparablement meilleur de s'y appliquer soi-même, comme sans doute il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de la beauté des couleurs et de la lumière, que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d'un autre; mais ce dernier est encore meilleur que de les tenir fermés et n'avoir que soi pour se conduire. Or c'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher » (René Descartes, Lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie, Classiques Garnier, T III, p. 770)
[4] Par exemple Emmanuel Kant, D'un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie, trad. L. Guillermit, Vrin, 1982, pp.90-91, et note de la p. 109, ou G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'Esprit. Préface trad. J. Hyppolite, Aubier, p. 57-58.
[5] Il n'est pas douteux que quelqu'un qui n'a pas l'habileté ou l'énergie d'être candidat à la présidence est, cependant, libre de l'être, ou encore que la plupart d'entre nous sommes incapables mais libres de devenir millionnaires ou de remporter le prix Nobel
Etre libre (free) est une chose, être capable (able) une autre chose. Une fois posée cette distinction, il faut, […], donner raison à Herbert Spencer.
L'absence d'un système gratuit d'école publique ne porte pas atteinte à la liberté de n'importe quel enfant d'acquérir une instruction et de développer ses facultés même si ses parents ne sont pas capables de payer les frais de scolarité". (Raymond Aron, Essai sur les libertés, 1965.)
[6] Paul Nizan, Les chiens de garde, Ed. Maspero
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