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مُساهمة  احمد حرشاني 29th أغسطس 2010, 13:13

Responsable du site:
Jean-Jacques Delfour
j.jacques.delfour@ac-toulouse.fr

Rapport au ministre de L’Education nationale,
de la Recherche et de la Technologie
L’enseignement de la philosophie des sciences

Dominique LECOURT
professeur à l’université
Denis Diderot - Paris VII.


Hypothèses.


LA SCIENCE suscite dans nos sociétés des sentiments dont l’ambivalence n’a cessé de s’accentuer depuis un demi-siècle. Nul aujourd’hui ne défend plus guère l’idée qu’elle pourrait par elle-même résoudre tous les problèmes qui se posent à l’humanité. On en a fini avec la véritable idolâtrie qui avait conduit quelques grands esprits du XIX siècle finissant à annoncer qu’elle était appelée à se substituer à la religion pour le plus grand bien de l’humanité.
Il n’empêche que le projet d’une “ conception scientifique du monde ” reste très vivant. L’idée en particulier qu’il existe une cohérence de l’ensemble de tous les savoirs scientifiques qui permettrait, à terme, de parvenir à une maîtrise rationnelle des relations humaines garde un grand pouvoir de conviction. Les progrès fulgurants des sciences biologiques depuis cinquante ans, le jaillissement puis l’expansion des biotechnologies, les extraordinaires succès des nouvelles techniques d’information et de communication suscitent l’admiration de nos contemporains.
Mais dans le même temps le dénigrement des sciences, qui avait déjà connu un moment fort au début du XX siècle au temps où Ostwald Spengler, écrivant Le déclin de l’Occident, dénonçait la folie de “ l’homme faustien ”, connaît un regain spectaculaire : c’est de peur panique qu’il faut parler face aux progrès mêmes qu’on célèbre par ailleurs comme des prouesses. La menace nucléaire continue de faire l’objet de discours alarmistes. OGM et clonage aidant, le généticien n’est pas loin de prendre figure de malin génie acharné à fausser toutes les valeurs vitales et à falsifier tous les repères éthiques.
La médecine même, naguère régulièrement invoquée lorsqu’il s’agissait de défendre la valeur “ progressiste ” de la science, devient suspecte. Les industries pharmaceutiques sont réputées la précipiter sur la pente d’une déshumanisation qui fait l’objet d’une déplora t i o n rituelle. De l’allongement de la vie humaine - le rêve de Francis Bacon et de René Descartes – on en vient à souligner plus volontiers aujourd’hui les incidences économiques et démographiques néfastes que le surcroît de bonheur qu’il apporterait à qui saurait en bénéficier.
Force est de constater cependant que ce vaste débat social autour de la science ne trouve guère d’écho dans l’enseignement scientifique. Les étudiants peuvent ainsi avoir le sentiment d’un profond hiatus entre la science qu’ils apprennent et la société où ils seront appelés à mettre en œuvre les compétences qu’ils auront acquises au terme d’études extrêmement lourdes.
En tout cas l’enseignement des sciences tel qu’il est aujourd’hui conçu ne leur apporte pas les instruments intellectuels nécessaires à faire face aux questions qui ne manqueront pas de leur être posées.
Tout se passe même comme si, par réaction, la pédagogie des sciences dans l’enseignement supérieur s’était raidie. Une image purement calculatoire et opérative de l’activité scientifique tend à s’imposer aux chercheurs eux-mêmes. Ses finalités s’affichent simplement utilitaires. Par ce que la science est conçue comme un instrument de puissance et une réserve de certitudes, son enseignement vise essentiellement à la maîtrise technique et récompense souvent non les esprits les plus inventifs mais les plus dociles.
Plus grave encore : les liens qui unissent la recherche scientifique et l’invention technique aux autres formes de la culture humaine semblent avoir été rompus, quand ils ne sont pas résolument niés. Nombreux sont les étudiants qui, dans ces conditions, perçoivent l’enseignement scientifique comme “ anticulturel ”, que ce soit pour s’en réjouir, s’en satisfaire, ou encore qu’ils y trouvent un motif de grave déception, voire de rejet.
La baisse du nombre des inscriptions dans les filières scientifiques des universités constatée depuis quelques années à l’échelle internationale trouve sans doute ici une part de son explication. Pour rendre compte de ce phénomène spectaculaire, il ne suffit pas en effet d’invoquer la crainte du chômage ou la modicité des salaires dans les métiers de la recherche, pas plus que l’attrait grandissant des filières de gestion. La ruée, dans notre pays, vers les études de psychologie ou de STAPS ne témoigne pas de la part des étudiants d’une rationalité de type purement utilitaire dans le choix des orientations.
C’est bien le contenu et les modalités de l’enseignement scientifique qu’ils mettent en cause, bien en amont de l’enseignement supérieur. Toutes les enquêtes le confirment depuis vingt ans dans notre pays : à mesure que les élèves gravissent les degrés de leur scolarité leur passion pour les sciences diminue ! Les inscriptions universitaires donnent aujourd’hui la mesure de leur désillusion face aux programmes et à la pédagogie qui s’est imposée depuis plusieurs décennies.
Le projet d’implanter ou de développer un enseignement de philosophie des sciences dans les cursus scientifiques répond ainsi à une véritable urgence. S’il y est intégré à part entière et, si l’on veille à ce que son contenu soit en prise directe sur les matières scientifiques enseignées, il permettra de remettre en pleine lumière la grande oubliée du scientisme comme de l’antiscience : la pensée scientifique. Si un véritable travail commun s’institue à cette fin entre philosophes et scientifiques, on peut s’attendre à ce que se produise une profonde rénovation de l’enseignement supérieur. Et l’on redécouvrira que cette forme de la pensée communique avec toutes les autres (technique , artistique, politique, éthique…).
Que les ressorts philosophiques de la pensée scientifique soient dégagés et c’est tout une dynamique culturelle qui, du fait de son audace sans pareille, se trouvera réenclenchée. L’enseignement scientifique retrouvera dans ces conditions son attrait d’aventure intellectuelle aux yeux des jeunes étudiants.
Une rapide enquête sur la situation institutionnelle de l’enseignement de la philosophie des sciences à l’échelle internationale confirme les analyses plus théoriques produites lors du colloque international de 1994 1 (Science, philosophie et histoire des sciences en Europe).
Dans les pays de tradition anglo-saxonne, la philosophie des sciences présente une tonalité logique accentuée. Sauf rares et brillantes exceptions (Boston University et Cambridge en Angleterre), elle ne fait l’objet de recherches et d’enseignement qu’à l’intérieur de départements de philosophie, et non dans les départements scientifiques. Toutefois la souplesse des systèmes (avec la pratique des “ mineures ” qui veut que les étudiants, du moins en début de leur cursus, s’inscrivent dans plusieurs disciplines) favorise l’acquisition d’une compétence en philosophie des sciences. Mais, c’est surtout le mouvement inverse qui est encouragé : les philosophes des sciences sont incités à acquérir une réelle compétence scientifique ; un grand nombre d’entre eux ont d’ailleurs une formation initiale scientifique et se sont orientés vers la philosophie au niveau du masters.
Dans l’Europe continentale, on trouve en Allemagne, qui elle aussi pratique le système des “ mineures ”, quelques postes de philosophie des sciences implantés dans des départements ou facultés scientifiques. Et il existe également dans ce pays un important réseau d’instituts d’histoire de la médecine qui prend en charge les questions de philosophie de la médecine et d’éthique médicale
C’est sans doute en Italie que se sont exprimées récemment des préoccupations qui rejoignent les nôtres, même s’il n’existe guère à l’heure actuelle d’enseignement d’épistémologie dans les facultés des sciences et de médecine. Le rapport d’un groupe de travail ministériel publié en mars 1998 fait valoir, arguments historiques à l’appui, qu’un enseignement de philosophie des sciences s’avérerait bénéfique pour l’enseignement scientifique à tous niveaux . Mais il n’a pas à ma connaissance été, pour l’instant, suivi d’effets 2.
Peut-être la France se trouve-t-elle en définitive paradoxalement bien placée du fait de .l’histoire propre de son enseignement philosophique pour prendre la tête d’un mouvement de grande portée institutionnelle autant qu’intellectuelle. Le premier effet d’un tel mouvement serait de restaurer l’idée même d’Université moderne qui n’a jamais pu s’implanter dans notre pays et qui subit une crise profonde depuis plus de trente ans à l’échelle internationale.
L’Europe continentale a en effet inventé, à l’extrême fin du XVIII e siècle, un concept moderne d’Université. Un philosophe parmi les plus puissants, Emmanuel Kant, en a tracé le premier dessin en 1798. Un savant parmi les plus universels, Alexandre von Humboldt en a réalisé concrètement le prototype à Berlin en 1810, tirant les leçons de discussions fiévreuses où s’illustrèrent, parmi d’autres, les grands noms de Fichte, Schelling et Hegel. Cette Université tournait le dos aussi bien au très ancien modèle anglais qu’au modèle napoléonien .
Dans la pensée de ses inventeurs, deux caractéristiques la distinguaient fondamentalement de toute autre. La première tenait à ce que l’Université devait être, selon le mot de Hegel, “ encyclopédie en marche ” : lieu, par excellence, du développement des connaissances, miroir vivant de leur agencement dans le savoir contemporain . Elle devait inciter les étudiants à participer le plus tôt possible à cette marche tout en leur apprenant à s’orienter dans la pensée.
La seconde caractéristique tenait à ce qu’elle devait comprendre en son sein une instance philosophique. Cette instance se voyait attribuer la mission de constituer un lieu de réflexion collective où la communauté universitaire trouverait le loisir d’examiner librement les perspectives intellectuelles, mais aussi économiques, politiques et éthiques des progrès du savoir.
Grâce à une telle instance philosophique, l’Université était censée pouvoir ajuster son point de vue sur elle-même en situant son travail dans l’histoire dont elle était l’héritière. Cette instance devait également lui permettre de procéder au réglage de ses rapports avec l’extérieur : avec l’Etat, comme le rappelait Kant en délicatesse avec Frédéric II, mais aussi avec le monde économique qui commençait à demander que la recherche et l’enseignement fussent finalisés en fonction de besoins qui se révélaient souvent contradictoires entre eux.
Il se pourrait que le malaise chronique qui affecte depuis plus de trente ans les institutions d’enseignement supérieur dans l’Europe entière tienne secrètement à ce qu’ait été depuis longtemps perdu de vue ce concept d’Université, lequel constitue pourtant le soubassement intellectuel de l’existence des institutions qui s’en partagent le titre.
La situation de l’enseignement supérieur en France présente des caractères très particuliers. Le système des grandes écoles avec leurs réseaux de classes préparatoires a hypothéqué la fonction sociale des universités, le développement des grands organismes de recherche a pesé sur leurs missions intellectuelles. La création des nombreuses institutions qui – du Collège de France à l’école des Hautes Etudes en sciences sociales – se sont , au fil des siècles, établies sur leurs marges a sanctionné leurs carences, et a contribué à les aggraver.
Quant à l’instance philosophique, elle n’y a jamais joué le rôle qui aurait dû lui revenir. L’existence d’un enseignement philosophique dans les classes terminales des lycées a eu pour effet de vouer l’essentiel de l’activité des départements de philosophie à la préparation aux concours de recrutement. Le contenu de l’enseignement étant pour l’essentiel tributaire des programmes de l’agrégation, la part de l’histoire de la philosophie n’a cessé d’y croître. Les relations étroites qui auraient dû s’instituer, avec les mathématiciens, physiciens et biologistes n’ont jamais connu l’intensité intellectuelle qui aurait pu dynamiser l’Université tout entière .
Si l’on créait aujourd’hui les conditions pour que s’enclenche une telle dynamique, on voit très bien que, du fait de la position de l’enseignement philosophique dans les lycées, c’est l’ensemble du système éducatif qui en tirerait bénéfice, pour peu qu’on prenne les mesures appropriées en matière de formation des enseignants. On pourrait même vo i r les philosophes apporter leur indispensable contribution à l’élucidation des présupposés philosophiques à l’œuvre dans la pensée des spécialistes en sciences humaines. Au lieu de tenir ces disciplines pour de perverses rivales et de cultiver à leur endroit une mentalité obsidionale, comme c’est trop souvent le cas dans notre pays, la philosophie jouerait alors pleinement son rôle critique et constructif.
La pensée des citoyens vis-à-vis de la science, devenue l’un des plus puissants organisateurs de la société, gagnerait à cette dynamique quelque allure de liberté.
Si l’on inscrit l’objectif de la présente mission dans ce cadre comparatif et dans cette perspective historique, elle prend toute sa portée : ce n’est pas seulement d’une profonde rénovation de l’enseignement scientifique qu’il s’agit, mais aussi de la redéfinition du rôle de l’enseignement philosophique et, à terme, d’une réactivation du concept moderne d’Université qui aurait sa valeur bien au-delà de nos frontièr


Attendus
.I – Du côté des scientifiques
Le projet d’implanter un enseignement de philosophie des sciences dans les cursus scientifiques a été bien accueilli par la plupart des scientifiques consultés.
Ils n’ont pas caché pour autant les réserves et objections que ne manqueront pas d’élever certains de leurs collègues. Ils se sont accordés à dire, exemples à l’appui, que ces objections seraient sans aucun doute aujourd’hui moins vives qu’elles ne l’auraient été il y a quelques années. Nombre d’entre eux ont considéré que cette mission venait “ à point nommé”.
Au premier rang des objections mentionnées figure celle de la lourdeur des programmes. Au cours de la réunion que nous avons tenue le vendredi 28 mai 1999, à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, Jean-Marc Lévy-Leblond a particulièrement insisté sur la nécessité d’affronter cette question sans détours.
Nos collègues sont victimes d’une “ conception cumulative ” de l’enseignement qui est un véritable leurre. Un leurre d’autant plus dangereux qu’il règne déjà en maître dans les classes terminales et, plus encore, dans les classes préparatoires aux grandes écoles.
Mais enseigner les sciences, cela se résume-t-il à transmettre la plus grande quantité de connaissances établies, au risque de figer théories et concepts ? N’est-ce pas plutôt à l’esprit de la recherche qu’il convient de faire accéder le plus grand nombre d’élèves ? Et l’essentiel n’est-il pas de faire ensuite saisir aux étudiants ce que sont les démarches intellectuelles qui permettent d’acquérir toujours de nouvelles connaissances ? Ne doit-on pas, au premier chef, initier les jeunes esprits à une certaine manière de s’y prendre avec l’inconnu, de s’ouvrir à l’imprévu, laquelle distingue la pensée scientifique des autres formes de pensée ?
Nombre de nos collègues ne mâchent pas leurs mots : il est périlleux, disent-ils, pour nos étudiants que l’on confonde enseignement et gavage. Il s’ensuit, notent-ils, quelques indigestions, ainsi que de durables aigreurs. Cette pratique de l’enseignement renvoie à une idée de la science dont les présupposés philosophiques se révèlent erronés : le progrès d’une science ne se fait jamais par simple accumulation, il procède par rectifications et coordinations successives qui permettent de rattacher un nombre toujours plus grand de phénomènes à un nombre toujours plus restreint de principes. Ne doit-on pas s’attacher à montrer aux étudiants ce mouvement de la connaissance ? Et s’il s’accélère, comme on se plaît souvent à le souligner, c’est parce que l’esprit scientifique sait, selon des procédures bien réglées, se délester de la charge de ses raisonnements périmés.
Ce que Jean-Marc Lévy-Leblond faisait observer à propos de la physique, Pierre-Henri Gouyon, professeur de génétique à l’Université de Paris Sud – Orsay, le souligne à propos de l’enseignement de la biologie 3. Le leurre cumulatif y a pris un tour particulier du fait de l’histoire récente des sciences du vivant. On sait que ces disciplines ont connu au milieu du XX e siècle une révolution qui leur a permis d’acquérir soudain des capacités explicatives et prédictives; elles sont alors définitivement sorties de leur préhistoire empirique. Mais il semble que les vieux démons de la description qui y régnaient aient trouvé à survivre, par simple transposition, au niveau moléculaire.
Ainsi s’expliqueraient les emplois du temps monstrueux qui accablent des étudiants contraints à apprendre par cœur une masse de formules et de connaissances qui ne leur seront d’aucune utilité. Et cela, alors même que la théorie de l’évolution qui occupe une place centrale dans la pensée biologique et qui devrait, selon François Jacob, y être présentée avant tout autre concept, n’est guère enseigné.
L’objection de la lourdeur des programmes, et donc de la surcharge des emplois du temps, doit ainsi être prise au sérieux. Elle met en cause la conception de l’enseignement scientifique qui a prévalu depuis plusieurs décennies. Faut-il aller jusqu’à dire, comme PierreHenri Gouyon, que la moitié des cours de DEUG pourraient être utilement supprimés et remplacés par des lectures ? Tout le monde s’accorde en tout cas à regretter que la conception et la pratique actuelles aient pour effet de réduire à peu de chose la démarche personnelle de l’étudiant français en sciences. Ce qui ne manque d’ailleurs pas de surprendre certains des boursiers étrangers qui viennent séjourner dans notre pays.
Admettons que les programmes puissent être allégés, faudra-t-il pour autant en profiter pour introduire de la philosophie des sciences dans la formation des étudiants ? L’objection la plus forte dont nombre de nos collègues se sont fait l ’ écho (pour la déplorer) consiste maintenant à dire qu’un tel enseignement serait inutile. A quoi servirait donc la philosophie des sciences ? Cette nouvelle objection porte, elle aussi, l’écho d’une conception philosophique de la science ; celle qui a le plus lourdement pesé sur l’idéo-logie des scientifiques à la fin du XIX e siècle et pendant la première moitié du XX e siècle. Selon cette conception, la science “ positive ” n’aurait plus rien à voir avec la philosophie dont elle aurait aujourd’hui heureusement achevé de récuser la tutelle. Le seul intérêt de la philosophie des sciences consisterait à tirer les leçons épistémologiques de cette émancipation au bénéfice des disciplines qui n’auraient pas encore réussi à s’affranchir complètement des chimères de la métaphysique.
Pour les scientifiques eux-mêmes, cet enseignement apparaîtrait ainsi comme un luxe culturel. Leur tâche propre ne consiste-t-elle pas à faire progresser le savoir dans leur domaine de recherche ? On pourrait donc aisément laisser le soin de cette réflexion à des philosophes spécialisés, les épistémologues, préposés à l’élaboration des modèles de la “logique scientifique” par “reconstructions rationnelles” aussi formalisées que possible à partir des démarches effectives des chercheurs. À charge évidemment pour ces spécialistes de tenir leurs connaissances à jour, et de transmettre les critères tirés de cette logique aux chercheurs en sciences sociales et humaines toujours avides de garanties solides pour authentifier l’incertaine scientificité de leurs propres théories.
Cette pratique de la philosophie des sciences assez répandue depuis les années 1930 suscite une légitime méfiance de la part de ceux qui sont engagés activement dans la production de connaissances nouvelles. Ces derniers éprouvent, souvent non sans raison, le sentiment que d’autres se parent de leurs titres pour soutenir des positions idéologiques qui relèvent d’un ordre de rationalité qui n’est pas le leur. Gilles Châtelet en a fait la démonstration brillante et exaspérée à propos de quelques exploitations récentes de la théorie du chaos par les économistes et les politologues 4.
Mais cette pratique repose sur un mythe : celui du prétendu divorce de la science moderne et de la philosophie. Grand récit ressassé par les penseurs modernes qui vo u d raient que de Galilée à Einstein, ce divorce ait été, si l’on ose dire, consommé dans les sciences physiques avant que les biologistes ne s’engagent sur le même chemin.
Nombreux ont été mes interlocuteurs à faire remarquer combien ce mythe s’est révélé nocif pour la recherche elle-même, socialement périlleux pour la communauté scientifique et désastreux pour la pédagogie.
Si les physiciens avaient, par exemple, prêté plus d’attention aux ressorts philosophiques de la pensée scientifique, certaines voies de recherche n’auraient pas été désertées pour être retrouvées par les chercheurs au prix de grandes difficultés théoriques, avec parfois cinquante ans de retard, comme on a pu le voir en physique à propos du phénomène de dépendance sensible aux conditions initiales déjà théorisé par Poincaré et Hadamard au tout début du X X e siècle. Une philosophie des sciences attentive à l’histoire de la pensée scientifique apparaît ainsi toujours susceptible d’ouvrir l’esprit des chercheurs à l’éventualité d’autres voies de recherche que celles qui, à un moment donné, mobilisent leur communauté. Elle constitue le meilleur des garde-fous contre les effets négatifs des phénomènes de mode propres au monde de la recherche. Elle les invite à exercer leur esprit critique contre les vérités qui tendent à se transformer en dogmes parce que la communauté scientifique, comme toute communauté humaine, réclame pour fonctionner des valeurs d’adhésion.
On cite souvent l’exemple d’Albert Einstein reconnaissant à la lecture qu’il fit en sa jeunesse de La Mécanique de Mach un rôle essentiel dans l’élaboration de la théorie de la relativité restreinte, parce que ce grand livre d’histoire et philosophie des sciences mettait en pleine lumière les présupposés philosophiques inhérents au concept newtonien d’espace absolu, et parce qu’il levait le lièvre de la mystérieuse “ action immédiate à distance ” admise sans critique par les disciples de Newton. On mentionne aussi l’effervescence philosophique qui a marqué les débuts de la mécanique quantique comme un bel exemple du rôle émancipateur, pour la pensée scientifique elle-même, d’une réflexion bien menée sur ses propres bases philosophiques. Qu’est-ce que le réel dont la physique s’empare ? Quel rapport le langage entretient-il avec ce réel ? L’unité de la physique est-elle un rêve désormais irrémédiablement brisé ? La valeur de la science se révèle-t-elle purement symbolique ? Ces questions philosophiques se bousculent sous les plumes de Planck, Bohr, Heisenberg ou Schrödinger. Et ces physiciens, les identifiant comme telles, se livrent, comme en témoignent leurs livres, à un immense effort de retour aux textes classiques en matière de philosophie de la connaissance pour sortir de la grave crise qui affecte leur discipline.
Loin de représenter une pure perte de temps ou un luxe culturel superflu, un enseignement de philosophie des sciences, pour peu qu’on le conçoive en prise directe sur les problèmes qu’affrontent les diverses disciplines, et si l’on prend soin d’analyser l’histoire des conceptualisations, théorisations et formalisations dont ils portent la trace, s’avérerait ainsi utile à la recherche elle-même.
Si certains tiennent à souligner le caractère vraiment exceptionnel des derniers cas évoqués, d’autres y voient, comme moi, la manifestation à ciel ouvert de ce qui constitue le régime ordinaire de la reprise philosophique des concepts scientifiques, laquelle s’avère toujours nécessaire pour que le savoir progresse d’un pas qui n’est assuré que de toujours se réassurer de son point de départ. Les meilleurs des scientifiques savent bien que pour voir loin, il faut prendre du recul par rapport à ce qui se présente comme évidence à leur pensée.
On fait enfin remarquer que ce n’est pas seulement aux progrès de la recherche fondamentale que peut contribuer un tel travail de la pensée, mais qu’il peut conduire dans certains cas à des développements technologiques de première importance. Ainsi en va-t-il, pour nous en tenir à l’actualité, des retombées industrielles du redéploiement de la question des fondements en quantique aboutissant par exemple aux réalisations des nano-technologies dont certaines promettent de bouleverser nos vies quotidiennes.
Les mésaventures idéologiques de la biologie au cours du XX e siècle attirent l’attention sur un autre avantage qui pourrait être tiré d’un tel enseignement. Faute d’une réflexion solide, argumentée, historiquement instruite, sur les bases philosophiques de leurs recherches, les biologistes se sont en effet souvent vu enrôlés pour leur plus grand malheur dans des débats dont ils ne maîtrisaient pas les termes, parc e qu’ils ne relevaient pas de la biologie. Les enjeux sociaux de ces débats se sont avérés si grave s que cette faiblesse philosophique des chercheurs a pu avoir des conséquences tragiques.
La longue folie lyssenkiste qui s’est emparée de l’État en URSS pendant plus de trente ans n’a pas seulement conduit à la mort de quelques-uns des généticiens les plus brillants de leur génération, elle a aussi ruiné l’agriculture d’un pays qui ne s’en est jamais vraiment relevé. Que la “ science prolétarienne de l’hérédité ” ait pu trouver des adeptes zélés dans notre pays ne s’explique pas uniquement par l’emprise intellectuelle d’un parti aveuglément affilié aux vérités officielles décrétées à Moscou. La confusion des débats qui s’y sont déroulés fait rétrospectivement apparaître le manque de .culture philosophique des meilleurs biologistes français du temps.
Elle montre en tout cas comment les bases et les implications philosophiques de la génétique et de la théorie de l’évolution n’avaient pas fait l’objet d’une élucidation suffisante.
Comment ne pas évoquer symétriquement l’interminable débat qui oppose aux États-Unis les créationnistes aux biologistes ? Une première offensive organisée s’était développée au cours des années 1920 aboutissant en 1925 aux fameux “ procès du singe ” suite à la mise en accusation d’un instituteur du Tennessee qui avait enfreint la loi pour enseigner Darwin à ses élèves. À la fin des années soixante-dix, nouvelle vague : cette fois-ci les mêmes créationnistes font voter des lois dans une dizaine d’États qui obligent les enseignants à enseigner le récit de la Genèse comme une théorie scientifique concurrente de celle de l’évolution . C’est ce qu’ils appellent le “ créationnisme scientifique ”. Expression qui témoigne d’une grave confusion d’esprit. Et d’un solide désir de prêcher en eaux troubles. La dernière de ces lois n’a été abrogée par la Cour suprême qu’en 1987.
Au moment même où je rédige ce rapport, une troisième offensive a commencé au Kansas. Plus subtilement que leurs prédécesseurs, les créationnistes ont obtenu du Board of Education de cet État qu’il fasse de la théorie de l’évolution un élément non plus central mais accessoire de l’enseignement en biologie dans les high-schools rayé donc des sujets donnant lieu à examen. Toute liberté, si l’on peut dire, étant ainsi expressément laissée aux enseignants de passer l’évolution sous silence au cas où la théorie darwinienne serait susceptible de heurter leurs convictions religieuses ou celles de leurs élèves. Les parents fondamentalistes savent ce qui leur reste à faire ! Et les éditeurs de manuels entendent parfaitement le message. Des dispositions du même genre sont en voie d’être adoptées dans six autres États.
Quoi qu’il en soit des causes spécifiquement américaines de ce drame, on notera que, de façon répétitive, les meilleurs biologistes se sont laissé imposer par leurs adversaires une alternative trompeuse : “ l’évolution est-elle un fait ou une théorie ” ? Elle n’est qu’une théorie, affirment les créationnistes. On doit donc la mettre sur le même plan que cette autre théorie qu’est le récit biblique. À quoi les biologistes répondent, comme Stephen Jay Gould : non, l’évolution n’est pas seulement une théorie, c’est un fait. Mais qu’est-ce qu’un fait, sinon ce qui a – ou est – observé ? Et qui a pu constater l’origine de la vie ? objectent alors les créationnistes… Débat irritant et sans issue dans lequel les biologistes se laissent prendre à un véritable piège philosophique.
Il suffit, en effet, de déplacer la question pour y voir clair : la théorie de l’évolution est certes une théorie, mais une théorie scientifique qui coordonne un grand nombre de faits et qui ouvre à la recherche des pistes toujours fécondes. La Genèse est sans doute une “ théorie ”, mais en un sens très différent puisqu’elle ne vise pas à guider la production de connaissances nouvelles; son objectif étant d’obtenir l’adhésion d’une communauté de fidèles à des valeurs établies et d’apporter à chacun la certitude d’une vie juste parc e que réglée sur des vérités absolues.
La même confusion entoure aujourd’hui les débats qui se développent autour de la notion très complexe d’eugénisme et des pratiques qu’on lui fait correspondre ; il en va de même de ceux que suscite la commercialisation des organismes génétiquement modifiés. Ce qui ne va pas sans conséquences sociales et économiques considérables.
Un enseignement de philosophie des sciences adéquatement conçu permettrait à tous ces chercheurs de ne plus se laisser ainsi abuser. Convenablement préparés par un tel exercice de la pensée critique, ils identifieraient plus aisément la part de ces débats qui renvoie à des motifs idéologiques.
Ils pourraient donc en tant que citoyens y prendre position sans commettre l’erreur de s’exprimer “au nom de la science”, faisant usage d’arguments d’autorité qui n’ont jamais manqué de se retourner contre la science elle-même. Le cas du racisme a plusieurs fois été évoqué au cours de nos entretiens. Si la science ne peut justifier aucune doctrine raciste ; elle ne peut par elle-même en réfuter aucune. Elle peut en revanche les priver toutes de leur prétention à s’autoriser d’elle. Mais cette critique ne peut être menée à bien qu’au prix d’une argumentation proprement philosophique, dès lors qu’on pose la question décisive : pourquoi les doctrines du racisme moderne tiennent-elles si constamment à se couvrir du manteau scientifique, et spécialement biologique ? À cette question, il est en effet évident qu’aucune science du vivant ne saurait répondre par ses propres concepts.
Ce qui est vrai de la biologie l’est aussi de la cosmologie dont le nouvel essor accompagne les développements de l’astrophysique . Comment ne pas être stupéfait de voir ressusciter, sous des plumes éminentes, des raisonnements qui relèvent de la théologie naturelle la plus classique, bien connue des philosophes depuis le XVIII e siècle, et apparemment très appréciée des médias ? Que les antinomies qui minent inexorablement ce type d’argumentation aient été mises au jour par un philosophe par ailleurs aussi respecté que Kant, ne semble malheureusement troubler ni les uns ni les autres.
Il en va de même des interprétations “indéterministes” du (mal) dit principe d’incertitude. Si la physique n’a jamais affaire, en scrutant les structures intimes de la matière, qu’au “ pouvoir de l’esprit ” lui-même, on trouvera dans la physique dite la plus dure des arguments en faveur de la télépathie, de la psychokinèse ou de la cristallothérapie… On a vu ainsi ressurgir une nouvelle version des spéculations immatérialistes qui s’étaient emparées de quelques-uns des meilleurs physiciens au XIX e siècle au cours de la “crise de la physique moderne” consécutive à la formulation du second principe de la thermodynamique et ses interprétations “énergétistes”.
Ces anachronismes resteraient sans conséquences notables, si de telles spéculations n’étaient appelées, toutes ensemble, à gara n t i r de l’autorité de la science une vague de superstition populaire organisée à l’échelle internationale par des commerçants sans scrupule toujours prêts à exploiter la détresse humaine. Plus g rave : nombre d’organisations sectaires les utilisent comme paravent pour leurs techniques d’asservissement des individus.
Plusieurs de nos collègues qui enseignent dans des écoles d’ingénieurs font valoir un argument d’un tout autre ordre en faveur d’un enseignement de philosophie des sciences : la réussite des étudiants sur le marché dépend aujourd’hui, soulignent-ils, non seulement de leurs compétences techniques, mais de leur capacité à situer leur savoir et leur savoir-faire dans le champ des pratiques sociales. Ils demandent que soient mis fin à la production d’“hémiplégiques du savoir ”. Ils déplorent que leurs étudiants, n’ayant pas acquis la pratique de la lecture, arrivent dans la vie professionnelle sans disposer des moyens de réfléchir par eux-mêmes sur les tâches qu’ils vont devoir remplir. Ce qui se révèle de toute évidence très dommageable lorsqu’il s’agit, par exemple, d’ingénieurs agronomes confrontés à des questions éthiques et politiques graves.
L’expérience des universités technologiques(Compiègne, Troyes, Sevenans) montre bien la dynamique que peut susciter un tel enseignement lorsqu’on l’intègre de plein droit dans l’enseignement technologique. Mais il semble qu’on s’accorde à considérer que la philosophie des sciences retient mieux l’attention des élèves ingénieurs dès lors qu’on l’arrime à une réflexion philosophique générale mettant en jeu l’esthétique et l’éthique autant que la politique ou l’économie.
Ce qui vaut pour ces élèves vaut évidemment encore plus pour les étudiants en médecine. Depuis une vingtaine d’années, les médecins prennent acte de ce que le pouvoir que leur confèrent les progrès du savoir biomédical leur ouvre des possibilités d’intervention qui mettent en question le sens même de leur métier. Et ce pouvoir s’avère si puissant qu’il semble remettre en question la conception de la personne humaine qui constituait le socle des constructions juridiques auxquelles ils avaient coutume de se référer en matière de déontologie. Confrontés à des questions ouvertes qui exigent une réflexion approfondie sur les fondements de tous les systèmes normatifs admis par l’homme moderne, ils expriment leur malaise par le mot d’éthique.
Il n’est cependant pas souhaitable que toute réflexion philosophique sur les connaissances et les pratiques médicales se réduise à ces questions. Les rares professeurs de philosophie français actuellement spécialistes des sciences bio-logiques et médicales, comme Jean Gayo n , Claude Debru ou Anne Fagot-Largeault, font remarquer que la médecine contemporaine sollicite leur réflexion sous trois aspects. Le premier tient à ce qu’on peut appeler la “ fondamentalisation ” de la recherche médicale qui renouvelle la question épistémologique du statut de la connaissance médicale. La question du rapport entre la science et l’art médical a été en effet profondément renouvelée par la place qu’y prend la recherche fondamentale, laquelle n’est plus exclusivement ni nécessairement l’affaire de médecins.
Deuxième aspect : le rôle joué par la pharmacologie industrielle et l’instrumentation modifie la distribution des rôles sociaux dans l’art médical lui-même. L’interposition de couches techniques de plus en plus complexes dans l’intervention médicale déplace la responsabilité du diagnostic et de la décision thérapeutique du médecin individuel vers des instances collectives. Ce transfert appelle une réflexion qui ne s’inscrit pas dans le simple registre éthique.
Enfin, il existe un nombre croissant de problèmes individuels et sociaux qui ne relèvent pas spécifiquement de la maladie et dont nos sociétés semblent chercher la solution au niveau de l’hôpital ou plus largement dans les moyens de l’appareil biomédical (cosmétique, dopage…). Le traitement de cette question, comme des deux précédentes, suppose un travail de réflexion qui fasse appel au concours de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales, aussi bien qu’aux médecins. La philosophie s’affirmant comme l’opérateur de transdisciplinarité par excellence.
Un véritable enseignement de philosophie des sciences éviterait à nos futurs médecins d’en-dosser sans critique, en guise de réponses à leurs interrogations éthiques, des valeurs théologiques déguisées, ou d’admettre sans y penser des valeurs juridiques sacralisées, comme le font trop souvent aujourd’hui leurs aînés. Il dispenserait les meilleurs d’entre eux d’avoir à redécouvrir par eux-mêmes en tâtonnant des raisonnements philosophiques classiques, alors que leurs efforts devraient porter sur les conditions de leur actualisation ou de leur réactivation.
Pour finir, quelques-uns de mes interlocuteurs n’ont pas manqué de souligner que la réalisation de l’objectif de cette mission supposait, à terme, qu’on en étende les exigences du côté de l’enseignement des sciences dans le second degré. Ils ont aussi souligné qu’il apparaît grave que soit cultivée dès le lycée une opposition radicale entre littéraires et scientifiques. La gloire que se font certains élèves littéraires de “ ne rien comprendre aux maths ” leur apparaît aussi stupide que celle des scientifiques qui “ ne s’intéressent pas à la philo ”. N’est-il pas au demeurant désastreux aussi que la philosophie puisse passer, depuis quelques décennies, pour une matière littéraire parmi d’autres ?




II - Du côté des philosophes
Ceux de mes collègues philosophes qui ont participé aux réunions de terrain ou que j’ai consultés à titre personnel, comme d’ailleurs ceux qui se sont adressés à moi spontanément par courrier, se sont, eux aussi, réjouis de l’initiative prise par le ministre.
Ils ont constaté, comme moi, que la part attribuée à la philosophie des sciences dans les UFR de philosophie s’est sensiblement réduite au fil des trente dernières années. Elle se résume souvent à un enseignement de logique et de philosophie de la logique. Si précieux qu’apparaisse un tel enseignement, introduit de haute lutte dans les cursus au cours des années soixante, il ne saurait suffire à initier les philosophes aux réalités de la pensée scientifique en marche. Mes collègues se sont inquiétés de l’ignorance arrogante revendiquée par nombre des leurs à l’endroit des sciences et des techniques. Comment oublier en effet que c’est par référence aux sciences que s’est agencé ce mode de pensée qu’on appelle philosophie en Occident ?
Philosopher cela ne saurait se résumer à énoncer les règles d’un art de vivre menant à la sagesse. Sauf à ravaler la philosophie au rang de succédané laïque d’une religion quelconque.
Si ce mode de pensée impose au contraire de rouvrir sans cesse la question du fondement des normes acceptées par les êtres humains dans la conduite de leur vie, c’est précisément parce que la philosophie entend toujours tirer les leçons de l’inventivité dont font preuve les sciences existantes. De là que toute “ grande ” pensée philosophique apparaisse toujours non comme apaisante mais dérangeante. Et ce n’est qu’à ce prix qu’elle se montre féconde.
Mes collègues ont regretté, comme moi, que l’enseignement de la philosophie dans les universités tende de plus en plus à se réduire à des études d’histoire de la philosophie. Nous y voyons un repli par rapport à l’audace de la pensée qu’exigerait pourtant la radicalité des questions épistémologiques, éthiques et politiques qu’impose notre temps à la pensée.
Certes le travail de réflexion de la philosophie sur elle-même et sur son histoire constitue l’une des conditions constantes de son existence. Mais les remaniements conceptuels auxquels les philosophes procèdent ainsi ne s’effectuent que sous la sollicitation d’événements qui affectent la philosophie à partir de son “ dehors ”.
L’histoire de la philosophie en Occident témoigne elle-même de la puissance de sollicitation qu’ont eue sur ce mode de pensée les événements scientifiques majeurs. De Platon à Wittgenstein en passant par Bacon, Descartes, Locke, Leibniz, Bergson, Husserl ou Russell, à chaque grand nom on peut faire correspondre un bouleversement dans les sciences, de la naissance des mathématiques grecques, à celle de la logique mathématique en passant par la naissance de la physique moderne, l’expansion de la thermodynamique ou celle de la théorie de l’évolution.
Il est indéniable que de très grands esprits, philosophes de plein droit, ont au cours des deux derniers siècles bâti leur doctrine, contre les premiers, en récusant cette place accordée aux sciences. On sait que certains d’entre eux n’ont pas hésité à instruire le procès du rôle qu’elles ont conquis dans les sociétés modernes. Les noms de Kierkegaard, Nietzsche ou Heidegger viennent à l’esprit. Mais cette réaction s’explique dans chaque cas par un rapport critique précis aux arguments de leurs adversaires. Et l’on ne s a u rait manquer, à tout le moins, d’être touché par ce qu’on repousse.
Quoi qu’il en soit du destin de la philosophie si elle oubliait la détermination spécifique qui décide de son mode d’être par le rapport qu’elle entretient avec les sciences, plusieurs de mes collègues ont vivement souhaité que cette mission soit l’occasion de relancer la recherche en philosophie des sciences et de la doter dans notre pays des structures appropriées.
La France, font-il remarquer, dispose d’une tradition épistémologique particulière (Duhem, Koyré, Bachelard, Canguilhem…) qui leur paraît un atout insuffisamment exploité du fait de la dispersion des chercheurs et longtemps - il faut l’avouer - de la rivalité de quelques chapelles.
L’originalité de cette tradition, aujourd’hui reconnue à l’échelle internationale 5, tient à ce qu’elle nourrit ses réflexions sur la science d’une étude attentive de la conceptualisation scientifique, de ses présupposés, de ses suites et des conditions sociales de son exercice. Elle comporte donc une dimension historique essentielle. Or, c’est précisément ce type de questions (problématisation, conceptualisation, modélisation, institutionalisation…) qui taraudent les scientifiques eux-mêmes.
Très logiquement cette relance de la philosophie des sciences devrait être l’occasion de r e voir la formation des professeurs de philosophie du second degré. Nombreuses sont les difficultés qu’ils rencontrent aujourd’hui dans les lycées qui tiennent en effet, m’a-t-on fait remarqué, à ce qu’ils n’ont souvent pas la formation suffisante pour assurer avec la compétence et le dynamisme qu’ils souhaiteraient le traitement des questions épistémologiques inscrites au programme des sections scientifiques. De là, sans doute, un manque d’autorité dont m’ont régulièrement fait part nombre de mes étudiants physiciens 6, et un recours massif en dernière minute à des manuels élémentaires, fiches, guides et “ corrigés ” de la part de candidats qui, du coup, parce que leurs copies ne témoignent d’aucune réflexion personnelle, obtiennent des notes très faibles à l’épreuve du baccalauréat. Il me semble que trouvent ici leur explication ces notes dont s’indignent les parents et dont font grand cas certains de nos collègues qui y trouvent argument pour mettre en question l’esprit même de l’enseignement philosophique. Comment d’ailleurs ne pas considérer comme très dommageable pour l’enseignement de la philosophie, à tous niveaux, de le voir aujourd’hui esquiver les grandes questions que soulèvent les réalités intellectuelles et sociales des sciences et des techniques ?
Plusieurs professeurs de philosophie en poste dans des instituts universitaires de formation des maîtres ont souligné tout l’intérêt d’un tel enseignement pour la formation des enseignants. Il leur apporterait la connaissance indispensable des effets sociaux de ceux des progrès scientifiques et techniques qui vo n t concerner leurs futurs élèves ; il leur permettrait également d’introduire une hiérarchie dans la masse des informations auxquels ils se trouvent exposés en provenance du monde scientifique ; il viendrait soutenir la didactique des disciplines scientifiques par un examen épistémologique des problèmes, concepts et théories. Il constituerait enfin la meilleure voie vers le travail interdisciplinaire appelé par la réforme des lycées 7.
Tous mes interlocuteurs ont tenu à faire observer pour finir que les forces humaines actuellement disponibles sont loin d’être à la hauteur de l’objectif annoncé par ma lettre de mission. Les tâches d’enseignement des enseignants - chercheurs en philosophie sont déjà si lourdes qu’il apparaît difficile qu’ils puissent en remplir beaucoup de nouvelles.
De toute façon, si regrettable que cela soit, il serait illusoire de penser que tous les professeurs de philosophie, tels qu’ils sont actuellement formés, aient les compétences requises pour intégrer véritablement leur enseignement à l’intérieur d’un cursus scientifique. Et s’il est grave que les professeurs de philosophie restent si frileux devant la demande qui leur est aujourd’hui adressée de toutes parts, rien ne serait pire que de proposer (ou pire d’imposer) un enseignement de philosophie des sciences dont la qualité ne répondrait pas à l’attente de ceux à qui il devra bénéficier. Approuvant l’objectif ambitieux de la réforme envisagée, ils ont tous émis le vœu qu’un vaste effort de formation et de recrutement soit programmé pour l’atteindre.
Certains ont insisté sur leur vœu que ce soit un véritable et solide enseignement de philosophie des sciences qui s’institue ainsi, lequel ne saurait se résumer ni à une simple rhétorique destinée à la communication, ni à un discours servant de caution à des intérêts technocratiques, ou encore d’instrument de gestion de l’“ irrationnel social ”. Bref, le philosophe, insistent-ils, ne doit pas faire figure d’agitateur d’idées face aux “ travailleurs de la preuve ” (Bachelard). Sa pensée doit au c o n t raire être techniquement engagée dans l’élaboration de connaissances nouvelles sur notre monde. Cela demande un travail rigoureux et spécifique. Pour peu qu’il réponde à cette exigence, un tel enseignement devrait contribuer aussi bien à favoriser la transmis-sion des connaissances qu’à former de meilleurs chercheurs.
احمد حرشاني
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Rapport au ministre de L’Education nationale Empty à suivre

مُساهمة  احمد حرشاني 29th أغسطس 2010, 13:15

Constat

S’il est un constat sur lequel tous mes interlocuteurs s’accordent, c’est qu’il existe, toute question d’emploi du temps mise à part, une réelle et large demande de la part des étudiants en sciences, lesquels souhaitent qu’une part de l’enseignement qui leur est dispensé soit consacrée à leur présenter la science “sous un autre aspect que purement technique” . Ils aimeraient ne pas arriver au terme de leur cursus scientifique sans qu’on leur ait donné les moyens de réfléchir sur ce qu’est la science. Cette demande peut, selon les disciplines et les circonstances locales, s’exprimer comme une demande d’épistémologie, d’histoire des sciences ou, en médecine, d’éthique – sans qu’il soit assigné à ces vocables un sens technique précis. L’introduction de modules de philosophie des sciences serait donc par eux bien accueillie pour peu qu’on s’en donne une conception suffisamment large et souple pour l’adapter aux besoins des différentes filières.
Un vœu fait aussi l’unanimité : un tel enseignement doit être organisé dans des conditions qui en garantissent la qualité par de strictes procédures de validation, de contrôle et d’évaluation. Le contenu des cours doit être connu d ’ avance ; la modalité des examens affichée . Il serait regrettable de voir se répandre un enseignement bricolé par des collègues qui s’improviseraient philosophes ou historiens des sciences. La philosophie des sciences demande une formation spécifique que doivent acquérir, selon des voies clairement balisées dans chaque cas, les scientifiques ou les médecins aussi bien que les philosophes qui veulent s’y consacrer. La bonne volonté, si estimable qu’elle soit, ne saurait suffire en la matière. Et les impératifs administratifs (un complément de service, par exemple, à l’heure où baissent les effectifs), pas plus que les motifs de psychologie individuelle (une lassitude de fin de carrière), ne sauraient tenir lieu d’argument scientifique.
De la diversité des situations locales se dégagent quelques traits typiques. De cette typologie, mise en perspective par les hypothèses initiales et éclairée par les attendus qui précédent, je déduirai pour finir un ensemble de propositions concrètes.
Dans les cas les plus nombreux, les enseignements de philosophie des sciences donnés dans les cursus scientifiques par des enseignants-chercheurs de philosophie restent ponctuels, souvent liés à des personnalités ou à une histoire institutionnelle particulière 8. Leur nombre et leur foisonnement sont tels que je renonce à en donner le tableau. Les archives de la mission en conserveront la trace. Parfois l’organisation d’un tel enseignement s’est heurté à des obstacles intellectuels en provenance de philosophes qui, à quelques rares exceptions près, s ’ avéraient peu soucieux de philosophie des sciences, voire doctrinalement hostiles à son développement. Dans de tels cas, il n’est pas rare d’avoir vu s’éteindre tel ou tel de ces enseignements (Nancy) dès lors que l’Université ne disposait plus de poste correspondant à la tâche , malgré les efforts de ceux qui n’ont pas renoncé. Il est frappant de constater que ces derniers dans leur infortune ont toujours reçu l’appui de leurs collègues scientifiques.
Plusieurs universités ont vu se développer et s’organiser depuis de nombreuses années une coopération entre scientifiques et philosophes par conventions inter-universitaires (Grenoble, Lille…) ou par accords entre diverses UFR d’une même université, comme c’est le cas de Paris VII où il n’existe pas d’UFR de philosophie, mais des postes de philosophie rattachés à diverses UFR ainsi qu’un DEA d’histoire et philosophie des sciences. L’Université de Strasbourg II, mais aussi le CNRS, ont fait des efforts importants pour développer un enseignement de qualité en médecine et pour constituer un pôle européen en matière de philosophie des sciences, sous l’impulsion de Claude Debru et Pierre Karli.
Le document qui m’a été remis, à la suite de mon déplacement, par les trois universités de Bordeaux (voir annexe) témoigne de ce que des projets importants ne demandent qu’à se réaliser, pour peu que l’impulsion soit donnée et que les moyens humains suivent.
..Il arrive que cette coopération soit à double sens comme à Grenoble où des scientifiques interviennent depuis plusieurs années dans le DEUG de philosophie (voir annexe) aussi bien que des philosophes dans les cursus scientifiques. Ce sont les cas les plus favorables à une extension de cette coopération afin que tous les niveaux (DEUG, licence, maîtrise…) soient couverts.
Il arrive aussi que, faute de savoir où trouver les philosophes adéquats, des scientifiques aient pris eux-mêmes en charge un tel enseignement ; s o u vent à l’enseigne de l’histoire des sciences, quelques fois de l’épistémologie. Ces étiquettes recouvrent des contenus très disparates qui répondent à des situations elles-mêmes très dissemblables, ainsi qu’à des compétences très inégales. Ici tel professeur de médecine se croit qualifié pour faire un cours sur “ les bases philosophiques de l’éthique médicale ”, ici et là on voit un chimiste contraint de bâtir par ses propres moyens un cours d’histoire de la chimie, ailleurs encore un biologiste dispense un enseignement de philosophie de la biologie, en se formant lui-même “ sur le tas ”. Une telle situation n’est pas satisfaisante. Que dirait-on d’un philosophe qui s’aviserait de délivrer un cours de physique, de biologie ou de médecine à ses moments perdus sans avoir la qualification dûment requise (et validée) ?
Dans plusieurs cas, c’est au niveau de la recherche qu’une coopération exemplaire s’est instituée entre philosophes et scientifiques autour d’un objet de recherche qui s’impose à leur réflexion commune. On voit fonctionner une telle collaboration à Grenoble au niveau du DEA et du groupe de recherche Philosophie , langages et cognition sous l’impulsion de Denis Vernant autour des questions soulevées par le développement des sciences cognitives. Le document très complet remis par l’Université de Montpellier III montre notamment comment la même coopération s’est engagée autour de la recherche en intelligence artificielle. La collaboration croisée de Daniel Parrochia (CRATEIR) avec l’équipe de Jean Sallantin (LIRM) se présente comme un modèle du genre. La recherche sur les questions touchant à l’environnement appelle le même type de coopération. Le Centre de Recherches Philosophiques sur la Nature de l’Université de Bordeaux III met en forme un système de collaboration avec les enseignants-chercheurs des Universités Bordeaux I et Bordeaux II.
Je partage l’opinion de tous ceux qui considèrent que seule une recherche active et bien structurée en philosophie des sciences et de la médecine peut assurer à terme l’extension souhaitée de son enseignement. C’est cette conviction qui inspire le plan de développement du secteur philosophie et histoire des sciences élaboré par Michel Blay à la demande de Sylvain Auroux pour l’École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud. Ce plan qui s’inscrit dans la perspective du déménagement de l’École à Lyon comporte une coopération avec l’Institut des sciences cognitives qui y a été récemment implanté (voir document annexe).
Quelques DEA assurent depuis plusieurs années une formation à la recherche en philosophie des sciences particulièrement destinée aux scientifiques. C’est le cas de celui de Paris VII dont la majorité des étudiants sont issus de cursus scientifiques ou ont entrepris de se doter d’une double formation ; c’est aussi le cas, mais à un degré moindre, de celui de Paris I plus orienté vers les philosophes.
L’Université de Paris VII a vu d’autre part se créer en son sein un Centre d’études du vivant qui s’est emparé des questions que posent à la société les développements actuels des sciences biologiques et médicales. Regroupant des philosophes, des biologistes, des juristes, des médecins et des psychanalystes, ce centre constitue un foyer unique de recherches transdisciplinaires dans un domaine particulièrement sensible des rapports entre sciences et sociétés.
Grâce à l’accord qu’il a passé avec l’Association Diderot, le Centre d’études du vivant a montré, par l’organisation de “Forums Diderot” réguliers, et publiés, qu’il est possible de porter rapidement le fruit de ces réflexions et de ces débats vers un large public. Probablement parce qu’il bouscule la logique administrative qui veille au respect de la distinction des disciplines, ce centre souffre aujourd’hui encore de n’avoir comme statut que celui d’un service commun de l’université.
Dans la perspective générale qui est celle de la mission, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm pourrait jouer un rôle essentiel dans le développement de la recherche, de l’enseignement et de la formation en philosophie des sciences. L’expérience d’un passé qui n’est après tout pas si lointain montre que cette institution qui regroupe scientifiques et philosophes peut se révéler très propice à une véritable coopéra-ion entre eux sur un tel terrain. Nul n’a oublié l’impact considérable de la tentative qui y fut faite, avec les moyens du bord, en 1967-68, par Louis Althusser sous le titre de Cours de philosophie pour scientifiques.
Malheureusement, malgré les bonnes volontés, quelques enseignements disséminés, un “ laboratoire” de réflexion et un intéressant projet de Fondation Cavaillès, il ne semble pas que l’école ait su à ce jour faire de la philosophie des sciences le motif d’une mobilisation des élèves et des enseignants. La coopération qui pourrait s’engager sur cette base avec les universités parisiennes (en matière d’enseignement, de recherche et de formation des enseignants) s’inscrirait bien dans le cadre d’une coopération interuniversitaire élargie et correspondrait à l’esprit des propositions qui concluent le présent rapport.
Pour ce qui est de l’enseignement de la philosophie des sciences dans le cadre des études de médecine (et assimilées), la situation actuelle se révèle peut-être encore plus confuse que dans les autres disciplines scientifiques.
Les difficultés se concentrent autour de l’enseignement de première année du premier cycle. Elles sont pour une part imputable à la modification que les autorités ministérielles ont fait subir en 1994-1995 au texte de l’arrêté du 18 mars 1992.
Cet arrêté prévoyait expressément en première année, dans le cadre d’un module de culture générale, la possibilité d’un enseignement de philosophie et histoire des sciences. En seconde année, le même arrêté prévoyait également à titre d’enseignement complémentaire, la possibilité d’un enseignement de “ philosophie des sciences et histoire de la médecine ”. Cet arrêté a été modifié par les arrêtés du 21 avril 1994 et du 2 mai 1995 qui, au module de “ culture générale” de première année, ont substitué un module de “ sciences humaines et sociales ”. Si la liste des thèmes à y aborder paraît d’une ambition pour le moins exorbitante (“ outils de base de sociologie, de la psychologie sociale, de la démographie, du droit naturel, européen et international, de l’économie, de la communication et de l’information ”, ainsi que “ les grandes questions d’éthique dans la société ”), on a supprimé toute référence à la philosophie des sciences et à l’histoire de la médecine.
Cette suppression témoigne, entre autres modifications, de ce que c’est l’esprit même de l’arrêté initial qui a été changé. Désormais on vise à apporter aux étudiants une information complémentaire sur les réalités institutionnelles et sociales où ils auront à évoluer, alors que l’arrêté de 1992 voulait les inciter à prendre un recul réflexif par rapport à la profession médicale pour mieux la situer dans la culture de notre temps.
La nouvelle modification introduite par l’arrêté du 30 septembre 1997 ne revient pas à l’intitulé initial ; et laisse le contenu de l’enseignement au choix des universités.
Dans ce cadre réglementaire tumultueux, des enseignements de philosophie des sciences se sont instaurés dans quelques CHU, mais en définitive, peu nombreux.
Les difficultés rencontrées tiennent au nombre des étudiants (plusieurs centaines la plupart du temps), à l’impossibilité, le plus souvent, d’organiser les TD indispensables, et à la nature des épreuves écrites.
Si l’on doit signaler quelques réussites remarquables malgré ces difficultés et ces obstacles ( Paris XII-Créteil ou Bichat), c’est lorsque les enseignants de philosophie des sciences peuvent s’adosser à une forte structure de recherche et d’enseignement dans l’université elle-même.
Mais il faut souligner le caractère très disparate de cet enseignement tel qu’il est aujourd’hui mis en œuvre. Il n’a été l’objet d’au-35.cune réflexion approfondie à ce jour et donne plutôt le sentiment général d’un intense “ bricolage”.
Nombreux sont nos collègues à déplorer qu’un enseignement de philosophie des sciences se trouve inscrit en première année dans le cadre d’un module obligatoire q u i figure en bonne place comme matière d’un concours. Ils font remarquer en revanche que les quelques enseignements de philosophie et histoire des sciences qui sont dispensés aux autres niveaux du cursus médical sont unanimement appréciés.
Une certaine gène se manifeste enfin devant la multiplication des cours d’“éthique” dispensés par des enseignants qui, dénués de toute qualification en philosophie, croient visible- ment suffisant de transmettre aux étudiants les valeurs qui structurent leur réflexion personnelle sur leur métier.
Force est de constater que de nombreux professeurs de médecine ne sont pas prêts à reconnaître une autre expertise que la leur sur un objet (la médecine) qu’ils considèrent comme relevant de leur compétence exclusive. De là qu’ils n’acceptent pas facilement la présence d’enseignants non-médecins dans les facultés de médecine. De là aussi, malgré les dénégations, la situation regrettable faite aux rares philosophes des sciences et historiens de la médecine auxquels ils font appel. Quelles que soient leurs qualités, on les trouve le plus souvent cantonnés à des postes d’ATER ou de Prag sans guère d’espoirs se voir proposer des postes de maîtres de conférences.


Propositions

Les propositions concrètes qui suivent ont pour objectif de créer les conditions d’une profonde rénovation de l’enseignement scientifique et médical par une véritable intégration de l’enseignement de la philosophie des sciences dans tous les cursus.
Un premier ensemble de mesures vise à renforcer, étendre et coordonner les enseignements existants.
Un second ensemble vise à amorcer le processus de formation des enseignants-chercheurs, philosophes, scientifiques et médecins, qui seront appelés à assurer cet enseignement de plus en plus largement.
Un troisième ensemble vise à faire porter dès maintenant le bénéfice de cet effort au-delà des murs de l’Université : vers l’enseignement du second degré ; vers le monde de l’entreprise ; vers celui de la culture et de la communication.


I - Les cursus scientifiques
* La première mesure à prendre serait d’inviter les universités à introduire dans leurs maquettes un enseignement de philosophie générale des sciences au niveau de la deuxième année de DEUG.
Un consensus assez large s’est dégagé parmi mes interlocuteurs pour dire qu’en DEUG, c’est un enseignement o u vert à tous les étudiants en sciences qu’il faut instaurer. De là qu’il devrait s’agir de cours présentant les “ grandes questions ” de la philosophie des sciences 9.
Mais si générales qu’elles soient, on prendra soin de les traiter en s’appuyant sur l’analyse de cas concrets à propos desquels on fera apparaître la diversité des interprétations avancées par les grandes écoles ou tendances qui se partagent, et parfois se disputent, le champ de l’épistémologie contemporaine (positivisme , Popper, Kuhn, Feyerabend,Bachelard… ) .
La majorité de mes interlocuteurs a fait valoir que la deuxième année serait la mieux choisie pour un tel enseignement ; mais on peut, en définitive, considérer le choix entre première et deuxième année comme une question secondaire qui relève de l’organisation interne des UFR en fonction des situations locales.
En revanche, la question du caractère obligatoire ou optionnel d’un tel enseignement est une question importante.
De nombreux collègues se montrent d’avis que seul un contact précoce avec les questions de philosophie des sciences peut donner aux étudiants la conscience (sinon le goût) d’une telle réflexion. Étant donné que ce contact a été, selon eux, le plus souvent manqué (mal ajusté ou esquivé) dans les classes terminales scientifiques, ils estiment que la majorité des étudiants ne la cherchera pas spontanément ; ils plaident donc pour un enseignement obligatoire.
À supposer qu’elle soit souhaitable, cette mesure ne paraît pas aujourd’hui possible à mettre en œuvre, étant donné l’état actuel des effectifs. Ajoutons que du point de vue pédagogique, il ne faut pas sous-estimer la dimension du désir qui doit pousser l’étudiant vers ce type de réflexion. Et si l’on veut qu’un tel enseignement porte réellement ses fruits, il faut éviter les cours en amphi. Il doit être clair, en effet, qu’il ne s’agit pas seulement ici d’une matière supplémentaire à apprendre, mais bien plutôt d’une initiation à un mode de penser qui doit marquer une rupture avec la pédagogie par ailleurs pratiquée. Il convient donc que cet enseignement se présente comme un module optionnel composé de deux unités de 25 heures, permettant d’organiser un cours et un T D. Il faut que cette option ait le rang d’un enseignement pleinement reconnu et sanctionné au même titre que les options scientifiques, et qu’elle soit dotée d’un coefficient significatif si l’on veut éviter qu’elle soit considérée comme un simple supplément culturel.


* En second cycle (licence et maîtrise), il conviendra, dans la mesure du possible, d’organiser un enseignement plus spécialisé, qui tiendra compte de l’appartenance disciplinaire des étudiants (philosophie des mathématiques, de la physique, de la biologie…). D’expérience, je crois nécessaire, pour inciter les étudiants à s’inscrire et les rassurer sur l’objet de cet enseignement, d’afficher chaque année un thème précis, sans se contenter de l’intitulé général du cours 10.
On proposera aux étudiants en licence un module optionnel de deux fois 25 heures (cours et TD) ; il en ira de même pour les étudiants en maîtrise.


* Mais pour donner de la force à ce dispositif optionnel souple, il devrait être décidé qu’obligation soit faite à tout étudiant qui voudra obtenir une maîtrise de sciences d’avoir obtenu au moins un module optionnel de philosophie des sciences au cours de son cursus (au choix en deuxième année de DEUG, ou en licence ou en maîtrise).
On peut espérer, si l’enseignement est de qualité, que nombre d’étudiants choisissent chaque année ce type de modules et se constituent ainsi sur trois ans une culture en philosophie et histoire des sciences leur permettant d’accéder aisément aux DEA de cette discipline.


* Suivant une suggestion qui m’a été faite dans plusieurs universités, je propose que soit mise à profit la réforme en cours des écoles doctorales pour décider dès maintenant que toutes les écoles doctorales scientifiques comportent un enseignement de philosophie des sciences.
Sans vouloir le moins du monde attenter à la liberté pédagogique de chaque enseignant-chercheur, qui doit pouvoir construire son cours en fonction de ceux de ses intérêts qu’il peut le plus utilement mettre au service de ses étudiants, je propose que, dans tous les cas (1er, 2 ème et 3ème cycles), ce nouvel enseignement soit l’occasion d’introduire dans notre pays la pratique allemande et américaine du “syllabus” qui veut que les étudiants disposent à l’avance du programme des lectures à partir desquelles sera bâti le cours ainsi que du plan très détaillé de ce cours. Sachant ainsi à quoi s’attendre dans une matière dont ils ignorent les exigences, ils pourront s’y préparer. Si cette pratique requiert plus d’effort de la part des étudiants comme des enseignants, elle a aussi plus d’attrait intellectuel et accroît la part de réflexion personnelle de chacun. Il est vrai qu’elle prive l’enseignant des surprises de l’errance auxquelles les étudiants des disciplines littéraires se révèlent souvent sensibles, mais que n’apprécient guère les étudiants en sciences.


* A cette innovation pédagogique qui pourrait sans dommage être étendue à d’autres disciplines, j’ajouterai que la validation des modules doit s’effectuer par un examen normal de type standard consistant en une épreuve écrite de caractère rédactionnel. Mais cette épreuve ne saurait se présenter sous la forme d’une dissertation – forme à laquelle les étudiants en sciences s’estiment, à juste titre, mal préparés. À l’expérience, la meilleure formule paraît être celle du commentaire explicatif d’un texte de philosophie des sciences, portant sur l’une des questions abordées dans le cadre du thème que l’on s’est proposé. Po u r ne pas conférer à cet exercice un caractère trop scolaire, les étudiants devraient pouvoir se munir pour l’épreuve (d’une durée minimum de trois heures) de tous les documents dont ils souhaitent disposer.


Pour ce qui est des études de médecine, il conviendrait de revenir sinon à la lettre du moins à l’esprit de l’arrêté de 1992 en alignant ce cursus sur le régime général : un module optionnel en deuxième année ; obligation à tout étudiant d’avoir suivi dans son cursus un module de deux fois 25 heures de philosophie et histoire de la médecine.




II – Recrutement et formation des enseignants-chercheurs


* Dans l’immédiat, pour répondre à une telle obligation et aux besoins d’universités qui sont susceptibles de jouer dans le mouvement ainsi créé un rôle pilote – comme celle de Paris VII -, il y aurait lieu de créer un certain nombre de postes de maîtres de conférences, lesquels seraient spécialement recrutés pour cet enseignement. On accorderait priorité aux candidats qualifiés par la 72ème section du Conseil national des universités. L’ensemble de ces postes seraient distribués entre les universités pour la rentrée 2000 sur la base d’un appel à projets lancé dès la rentrée 1999 dans la suite de la présente mission.
Les candidats potentiels ont souvent à l’heure actuelle le statut d’ATER ou d’AMN. Pour assu-rer la pérennité de l’opération, il conviendrait de créer un nouveau flux d’ATER et AMN à double compétence.


* Pour l’avenir, il conviendrait, au-delà de ces premiers recrutements, de mettre en place un double processus de formation, initiale et continue, des enseignants-chercheurs :
- d’une part, une formation philosophique des scientifiques pour que ceux d’entre eux qui le souhaitent puissent eux-mêmes prendre en mains cet enseignement avec une qualification dûment validée.
- d’autre part, une formation des philosophes qui voudront acquérir la compétence scientifique suffisante pour assumer ces tâches d’enseignement auprès des scientifiques.


A - Des scientifiques


À terme, lorsque l’enseignement de philosophie des sciences aura été installé dans l’ensemble des cursus scientifiques, du DEUG aux écoles doctorales, il sera beaucoup plus aisé qu’aujourd’hui à un scientifique de prolonger son effort par l’écriture et la soutenance d’une thèse de philosophie des sciences.
* Dans l’immédiat, il conviendrait donc de prévoir un nombre significatif d’années sabbatiques et un volume important de d é charges de service afin que les collègues qui se sont engagés dans un tel enseignement puissent rédiger, même tardivement, une thèse de philosophie des sciences dans les conditions requises ou, le cas é échéant, soutenir sur travaux.
* Cet effort de formation sera soutenu et facilité par l’Institut National de Philosophie des sciences dont je propose, plus loin, la création
(cf. p. 71).


B – Des philosophes


L’un des obstacles majeurs à l’orientation des enseignants-chercheurs en philosophie vers la philosophie des sciences tient à ce que leur formation ne comporte presque aucun contact avec les disciplines scientifiques.
* Pour inciter les UFR de philosophie à mettre un terme à cette situation, je propose de revenir à l’esprit de la disposition qui voulait, jusqu’au début des années soixante, qu’on ne pût se présenter aux épreuves de l’agrégation de philosophie sans avoir passé un “ certificat de sciences ”.
Concrètement, il pourrait être décidé selon l’essentiel des suggestions faites par Jean Gayon (voir note en annexe) :


1 – Que tout étudiant qui se présenterait à l’agrégation de philosophie devrait, au cours du second cycle, avoir obtenu deux modules, un module théorique et un module pratique, dans une discipline librement choisie parmi une liste limitative qui pourrait être la suivante:
- mathématiques,
- sciences physiques,
- sciences de la vie,
- sciences de la Terre.
Chacun de ces modules aurait un volume horaire de deux fois 25 heures.
Dans tous les cas, l’étudiant devrait avoir validé ses connaissances, et non simplement reçu des enseignements.


2 - Ce dispositif devrait être couplé avec u n aménagement des épreuves de l’agrégation de philosophie. La seconde leçon orale (axée sur des sujets de “philosophie spéciale”) s’y prêterait bien. L’étudiant traiterait un sujet philosophique correspondant à la discipline dans laquelle il aurait obtenu ses modules scientifiques du second cycle. Cette épreuve l’inviterait à une analyse conceptuelle, historiquement située, d’un problème actuel. On pourrait ,.en toute cohérence, intégrer dans le jury, et pour cette seule épreuve, un scientifique du champ en question.
Comme les programmes d’enseignement de la plupart des UFR de philosophie dépendent étroitement du programme de l’agrégation et comme leur destin se trouve, pour une part essentielle, lié à leur taux de réussite à ce concours, cette décision inciterait toutes les UFR à proposer aux étudiants des modules scientifiques, comme certaines d’entre elles en ont déjà institué quelques-uns (voir le document de Grenoble en annexe).
Il y aurait d’ailleurs sans doute lieu d’introduire un tel enseignement et une épreuve du même type pour les candidats au CAPES afin de permettre à tous les professeurs de philosophie du second degré d’asseoir leur autorité intellectuelle dans les sections scientifiques et techniques sur une maîtrise des matières qui sont enseignées à leurs élèves par ailleurs.


* Pour assurer à l’échelle nationale la coordination de ce mouvement qui devra combiner un développement de la recherche en philosophie des sciences, l’implantation de nouveaux enseignements ainsi que la formation initiale et continue de nombreux enseignants, je propose la création d’un Institut national de philosophie des sciences.
La création d’un tel institut a été souhaitée par plusieurs de mes interlocuteurs. Outre ses tâches de coordination, il stimulerait la recherche en philosophie des sciences, il se verrait confier pour tâche de valider et d’évaluer les enseignements existants comme ceux qui se créeront dans les années à venir. Il contribuerait à la formation philosophique des scientifiques et piloterait les philosophes qui voudront acquérir une formation scientifique approfondie. Il accueillerait les professeurs de philosophie du second degré qui souhaitent approfondir leur formation scientifique. Il impulserait une très nécessaire recherche en philosophie des sciences humaines et sociales. Il susciterait la création du matériel pédagogique de qualité nécessaire à l’ensemble des nouveaux enseignements.


III – Au delà des murs


L’ensemble cohérent des mesures qui viennent d’être proposées seraient à elles seules susceptibles de provoquer la rénovation escomptée. Toutefois, elles pourraient être utilement complétées par quelques dispositions visant à en accompagner, étendre et amplifier les effets.


A - Vers les lycées, collèges et écoles


* Il paraît prématuré d’introduire une épreuve de philosophie des sciences au programme des concours de recrutement dans les disciplines scientifiques, comme plusieurs collègues scientifiques en ont exprimé le souhait.
En revanche, il importerait d’inciter dès maintenant les enseignants scientifiques et philosophes à coopérer dans le cadre ou dans le prolongement des cours de philosophie des sciences dans les lycées.
Rien n’apparaît plus souhaitable que de montrer aux élèves une réflexion commune de leurs enseignants sur les démarches, les perspective s et les enjeux des sciences qu’on leur enseigne. Les effets d’une telle incitation sur la culture des jeunes Français se révéleraient à long terme très profonds. Ils se manifesteraient en particulier par leur façon d’exercer leur citoyenneté face aux grandes questions qui mettent en jeu les réalités scientifiques et techniques : l’esprit de la recherche viendrait vivifier l’esprit civique.


* La deuxième disposition allant dans le même sens consisterait à introduire systématiquement un enseignement de philosophie des sciences dans les IUFM afin notamment d’y étayer la didactique des disciplines scientifiques d’une réflexion épistémologique et historique.


B – Vers les entreprises, le monde des décideurs et celui de la communication


Depuis une vingtaine d’années, la demande de philosophie des sciences en provenance des acteurs sociaux s’est faite de plus en plus nette et massive. Le monde de l’entreprise comme celui de la communication se révèlent demandeurs non seulement d’information scientifique et technique, mais d’une réflexion de fond sur les présupposés intellectuels, les enjeux sociaux et les perspective s humaines du progrès scientifique. L’expérience montre que les structures universitaires sont mal adaptées pour répondre par elles-mêmes à une telle demande. Mais l’expérience montre aussi que si une entité se trouve en position d’interface, elle permet un échange rapide, de haute qualité et de large diffusion.


* L’Association Diderot, avec de faibles moyens, a joué pleinement ce rôle depuis quinze ans, obtenant une reconnaissance internationale (cf. le colloque de 1994) qui me conduit à proposer son renforcement et éventuellement sa transformation en Fondation ( Fondation Diderot) sous l’égide de la Fondation de France, pour marquer d’un symbole, la nouvelle ère qui s’ouvrirait ainsi dans notre pays pour ce qui est des relations des sciences et de la société.


Cette fondation travaillerait évidemment en liaison avec l’Institut national comme elle l’a fait depuis plusieurs années avec l’Université de Paris VII et avec d’autres institutions.

(1) Sciences, philosophie et histoire des sciences en Europe. (Commission européenne, 2édition, 1999). Colloque organisé par Dominique Lecourt, les 9 et 10 décembre 1994, à l’École normale supérieure et dans le Grand amphithéatre de la Sorbonne.

(2) Ces remarques trop rapides se fondent notamment sur les documents qui m’ont été adressés par monsieur Yves
Saint-Geours et dont on trouvera la liste en annexe

(3) Entretien le jeudi 29 juillet 1999.

(4) Gilles Châtelet, “Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés” (Exils, 1998)..

(5) Les oeuvres de Georges Canguilhem sont en cours de traduction aux États-Unis (voir notamment le recueil “A vital Rationalist” : Georges Canguilhem. Edited by F. Delaporte, Zone Books, New-York, 1994). Le colloque Bachelard dans le monde, organisé à Dijon en 1998 par J. Gayon et J.J. Wunenburger (à paraître aux PUF en 1999), a montré l’extraordinaire audience internationale de l’oeuvre du fondateur de l’”épistémologie historique

(6) En dix ans, il m’a été donné d’interroger sur ce point plusieurs centaines d’étudiants (DEUG et maîtrise de physique
de Paris VII). L’opinion que je rapporte est celle de l’écrasante majorité d’entre-eux.

(7) Je me réfère ici en particulier à la contribution écrite qui m’a été adressée par Jean-Paul Thomas, professeur à l’IUFM
de Paris.

(Rapport au ministre de L’Education nationale Icon_cool À Amiens, par exemple, le cours de philosophie des sciences créé pour les DEUG scientifiques par Bernard Rousset et moi-même à la fin des années soixante-dix a subsisté. Mais le DEA a, depuis plusieurs années, disparu.

(9) Ces questions seraient du type suivant : qu’est-ce qu’un fait scientifique (fait et interprétation, fait et hypothèse) ? La saisie scientifique du réel ; les formes du raisonnement scientifique (déduction, induction, abduction, analogie) ; la notion de modèle

(10) On traitera, par exemple, en physique de : la notion de temps (physique et philosophie) ; la notion de matière (physique et philosophie) ; la question de l’unité de la physique
احمد حرشاني
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